[...] Quatre pas seulement le séparaient du garde-côte ; il mit un pied en avant, puis s’arrêta ; il fit un second pas, et s’arrêta encore ; il ne faisait point d’autre mouvement que de marcher, tout le reste de son corps était statue ; son pied s’appuyait sur l’herbe sans bruit ; il fit le troisième pas, et s’arrêta ; il touchait presque le garde-côte, toujours immobile avec sa longue-vue. L’homme ramena lentement ses deux mains fermées à la hauteur de ses clavicules, puis, brusquement, ses avant-bras s’abattirent, et ses deux poings, comme lâchés par une détente, frappèrent les deux épaules du garde-côte. Le choc fut sinistre. Le garde-côte n’eut pas le temps de jeter un cri. Il tomba la tête la première du haut de la falaise dans la mer. On vit ses deux semelles le temps d’un éclair. Ce fut une pierre dans l’eau. Tout se referma.
Deux ou trois grands cercles se firent dans l’eau sombre.
Il ne resta que la longue-vue échappée des mains du garde-côte et tombée à terre sur l’herbe.
Le quaker se pencha sur le bord de l’escarpement, regarda les cercles s’effacer dans le flot, attendit quelques minutes, puis se redressa en chantant entre ses dents :
monsieur d’la police est mort
en perdant la vie.
Il se pencha une seconde fois. Rien ne reparut. Seulement, à l’endroit où le garde-côte s’était englouti, il s’était formé à la surface de l’eau une sorte d’épaisseur brune qui s’élargissait sur le balancement de la lame. Il était probable que le garde-côte s’était brisé le crâne sur quelque roche sous-marine. Son sang remontait et faisait cette tache dans l’écume. Le quaker, tout en considérant cette flaque rougeâtre, reprit :
un quart d’heure avant sa mort,
il était encore...
il n’acheva pas.
Il entendit derrière lui une voix très douce qui disait :
-vous voilà, Rantaine. Bonjour. Vous venez de tuer un homme.
Il se retourna, et vit à une quinzaine de pas en arrière de lui, à l’issue d’un des entre-deux des rochers, un petit homme qui avait un revolver à la main.
Il répondit :
-comme vous voyez. Bonjour, sieur Clubin.
Le petit homme eut un tressaillement.
-vous me reconnaissez ?
-vous m’avez bien reconnu, repartit Rantaine.
Cependant on entendait un bruit de rames sur la mer. C’était l’embarcation observée par le garde-côte, qui approchait.
Sieur Clubin dit à demi-voix, comme se parlant à lui-même :
-cela a été vite fait.
-qu’y a-t-il pour votre service ? Demanda Rantaine.
-pas grand’chose. Voilà tout à l’heure dix ans que je ne vous ai vu. Vous avez dû faire de bonnes affaires. Comment vous portez-vous ?
-bien, dit Rantaine. Et vous ?
-très bien, répondit sieur Clubin.
Rantaine fit un pas vers sieur Clubin.
Un petit coup sec arriva à son oreille. C’était sieur Clubin qui armait le revolver.
-Rantaine, nous sommes à quinze pas. C’est une bonne distance. Restez où vous êtes.
-ah çà, fit Rantaine, qu’est-ce que vous me voulez ?
-moi, je viens causer avec vous.
Rantaine ne bougea plus. Sieur Clubin reprit :
-vous venez d’assassiner un garde-côte.
Rantaine souleva le bord de son chapeau et répondit :
-vous m’avez déjà fait l’honneur de me le dire.
-en termes moins précis. J’avais dit : un homme ; je dis maintenant : un garde-côte. Ce garde-côte portait le numéro six cent dix-neuf. Il était père de famille. Il laisse une femme et cinq enfants.
-ça doit être, dit Rantaine.
Il y eut un imperceptible temps d’arrêt.
-ce sont des hommes de choix, ces gardes-côtes, fit Clubin, presque tous d’anciens marins.
-j’ai remarqué, dit Rantaine, qu’en général on laisse une femme et cinq enfants.
Sieur Clubin continua :
-devinez combien m’a coûté ce revolver ?
-c’est une jolie pièce, répondit Rantaine.
-combien l’estimez-vous ?
-je l’estime beaucoup.
-il m’a coûté cent quarante-quatre francs.
-vous avez dû acheter ça, dit Rantaine, à la boutique d’armes de la rue Coutanchez.
Clubin reprit :
-il n’a pas crié. La chute coupe la voix.
-sieur Clubin, il y aura de la brise cette nuit.
-je suis seul dans le secret.
-logez-vous toujours à l’auberge Jean ? Demanda Rantaine.
-oui, on n’y est pas mal.
-je me rappelle y avoir mangé de bonne choucroute.
-vous devez être excessivement fort, Rantaine. Vous avez des épaules ! Je ne voudrais pas recevoir une chiquenaude de vous. Moi, quand je suis venu au monde, j’avais l’air si chétif qu’on ne savait pas si on réussirait à m’élever.
-on y a réussi, c’est heureux.
-j’ai gardé mes habitudes, je loge toujours à cette vieille auberge Jean.
-savez-vous, sieur Clubin, pourquoi je vous ai reconnu ? C’est parce que vous m’avez reconnu. J’ai dit : il n’y a pour cela que Clubin.
Et il avança d’un pas.
-replacez-vous où vous étiez, Rantaine.
Rantaine recula et fit cet aparté :
-on devient un enfant devant ces machins-là.
Sieur Clubin poursuivit :
-situation. Nous avons à droite, du côté de Saint-Énogat, à trois cents pas d’ici, un autre garde-côte, le numéro six cent dix-huit, qui est vivant, et à gauche, du côté de Saint-Lunaire, un poste de douane. Cela fait sept hommes armés qui peuvent être ici dans cinq minutes. Le rocher sera cerné. Le col sera gardé. Impossible de s’évader. Il y a un cadavre au pied de la falaise.
Rantaine jeta un oeil oblique sur le revolver.
-comme vous dites, Rantaine. C’est une jolie pièce. Peut-être n’est-il chargé qu’à poudre. Mais qu’est-ce que cela fait ? Il suffit d’un coup de feu pour faire accourir la force armée. J’en ai six à tirer.
Le choc alternatif des rames devenait très distinct. Le canot n’était pas loin.
Le grand homme regardait le petit homme, étrangement. Sieur Clubin parlait d’une voix de plus en plus tranquille et douce.
-Rantaine, les hommes du canot qui va arriver, sachant ce que vous venez de faire ici tout à l’heure, prêteraient main-forte et aideraient à vous arrêter. Vous payez dix mille francs votre passage au capitaine Zuela. Par parenthèse, vous auriez eu meilleur marché avec les contrebandiers de Plainmont ; mais ils ne vous auraient mené qu’en Angleterre, et d’ailleurs vous ne pouvez risquer d’aller à Guernesey où l’on a l’honneur de vous connaître. Je reviens à la situation. Si je fais feu, on vous arrête. Vous payez à Zuela votre fugue dix mille francs. Vous lui avez donné cinq mille francs d’avance. Zuela garderait les cinq mille francs, et s’en irait. Voilà. Rantaine, vous êtes bien affublé. Ce chapeau, ce drôle d’habit et ces guêtres vous changent. Vous avez oublié les lunettes. Vous avez bien fait de laisser pousser vos favoris.
Rantaine fit un sourire assez semblable à un grincement. Clubin continua :
-Rantaine, vous avez une culotte américaine à gousset double. Dans l’un il y a votre montre. Gardez-la.
-merci, sieur Clubin.
-dans l’autre il y a une petite boîte de fer battu qui ouvre et ferme à ressort. C’est une ancienne tabatière à matelot. Tirez-la de votre gousset et jetez-la-moi.
-mais c’est un vol !
-vous êtes libre de crier à la garde.
Et Clubin regarda fixement Rantaine.
-tenez, mess Clubin..., dit Rantaine faisant un pas, et tendant sa main ouverte.
mess était une flatterie.
-restez où vous êtes, Rantaine.
-mess Clubin, arrangeons-nous. Je vous offre moitié.
Clubin exécuta un croisement de bras d’où sortait le bout de son revolver.
-Rantaine, pour qui me prenez-vous ? Je suis un honnête homme.
Et il ajouta après un silence :
-il me faut tout.
Rantaine grommela entre ses dents : -celui-ci est d’un fort gabarit.
Cependant l’oeil de Clubin venait de s’allumer. Sa voix devint nette et coupante comme l’acier. Il s’écria :
-je vois que vous vous méprenez. C’est vous qui vous appelez vol, moi je m’appelle restitution. Rantaine, écoutez. Il y a dix ans, vous avez quitté de nuit Guernesey en prenant dans la caisse d’une association cinquante mille francs qui étaient à vous, et en oubliant d’y laisser cinquante mille francs qui étaient à un autre. Ces cinquante mille francs volés par vous à votre associé, l’excellent et digne mess Lethierry, font aujourd’hui avec les intérêts composés pendant dix ans quatrevingt-un mille six cent soixante-six francs soixante-six centimes. Hier vous êtes entré chez un changeur. Je vais vous le nommer. Rébuchet, rue Saint-Vincent. Vous lui avez compté soixante-seize mille francs en billets de banque français, contre lesquels il vous a donné trois bank-notes d’Angleterre de mille livres sterling chaque, plus l’appoint. Vous avez mis ces bank-notes dans la tabatière de fer, et la tabatière de fer dans votre gousset de droite. Ces trois mille livres sterling font soixante-quinze mille francs. Au nom de mess Lethierry, je m’en contenterai. Je pars demain pour Guernesey, et j’entends les lui porter. Rantaine, le trois-mâts qui est là en panne est le Tamaulipas . Vous y avez fait embarquer cette nuit vos malles mêlées aux sacs et aux valises de l’équipage. Vous voulez quitter la France. Vous avez vos raisons. Vous allez à Arequipa. L’embarcation vient vous chercher. Vous l’attendez ici. Elle arrive. On l’entend qui nage. Il dépend de moi de vous laisser partir ou de vous faire rester. Assez de paroles. Jetez-moi la tabatière de fer.
Rantaine ouvrit son gousset, en tira une petite boîte et la jeta à Clubin. C’était la tabatière de fer. Elle alla rouler aux pieds de Clubin.
Clubin se pencha sans baisser la tête et ramassa la tabatière de la main gauche, tenant dirigés sur Rantaine ses deux yeux et les six canons du revolver.
Puis il cria :
-mon ami, tournez le dos.
Rantaine tourna le dos.
Sieur Clubin mit le revolver sous son aisselle, et fit jouer le ressort de la tabatière. La boîte s’ouvrit.
Elle contenait quatre bank-notes, trois de mille livres et une de dix livres.
Il replia les trois bank-notes de mille livres, les replaça dans la tabatière de fer, referma la boîte et la mit dans sa poche.
Puis il prit à terre un caillou. Il enveloppa ce caillou du billet de dix livres, et dit :
-retournez-vous.
Rantaine se retourna.
Sieur Clubin reprit :
-je vous ai dit que je me contenterais des trois mille livres. Voilà dix livres que je vous rends.
Et il jeta à Rantaine le billet lesté du caillou.
Rantaine, d’un coup de pied, lança la bank-note et le caillou dans la mer.
-comme il vous plaira, fit Clubin. Allons, vous devez être riche. Je suis tranquille.
Le bruit de rames, qui s’était continuellement rapproché pendant ce dialogue, cessa. Cela indiquait que l’embarcation était au pied de la falaise.
-votre fiacre est en bas. Vous pouvez partir, Rantaine.
Rantaine se dirigea vers l’escalier et s’y enfonça.
Clubin vint avec précaution au bord de l’escarpement, et, avançant la tête, le regarda descendre.
Le canot s’était arrêté près de la dernière marche de rochers, à l’endroit même où était tombé le garde-côte.
Tout en regardant dégringoler Rantaine, Clubin grommela :
-bon numéro six cent dix-neuf ! Il se croyait seul. Rantaine croyait n’être que deux. Moi seul savais que nous étions trois.
Il aperçut à ses pieds sur l’herbe la longue-vue qu’avait laissé tomber le garde-côte. Il la ramassa.
Le bruit de rames recommença. Rantaine venait de sauter dans l’embarcation, et le canot prenait le large.
Quand Rantaine fut dans le canot, après les premiers coups d’aviron, la falaise commençant à s’éloigner derrière lui, il se dressa brusquement debout, sa face devint monstrueuse, il montra le poing en bas, et cria : -ha ! Le diable lui-même est une canaille !
Quelques secondes après, Clubin, au haut de la falaise et braquant la longue-vue sur l’embarcation, entendait distinctement ces paroles articulées par une voix haute dans le bruit de la mer :
-sieur Clubin, vous êtes un honnête homme ; mais vous trouverez bon que j’écrive à Lethierry pour lui faire part de la chose, et voici dans le canot un matelot de Guernesey qui est de l’équipage du Tamaulipas , qui s’appelle Ahier Tostevin, qui reviendra à Saint-Malo au prochain voyage de Zuela et qui témoignera que je vous ai remis pour mess Lethierry la somme de trois mille livres sterling.
C’était la voix de Rantaine.
Clubin était l’homme des choses bien faites. Immobile comme l’avait été le garde-côte, et à cette même place, l’oeil dans la longue-vue, il ne quitta pas un instant le canot du regard. Il le vit décroître dans les lames, disparaître et reparaître, approcher le navire en panne, et l’accoster, et il put reconnaître la haute taille de Rantaine sur le pont du Tamaulipas .
Quand le canot fut remonté à bord et replacé dans les pistolets, le Tamaulipas fit servir. La brise montait de terre, il éventa toutes ses voiles, la lunette de Clubin demeura braquée sur cette silhouette de plus en plus simplifiée, et, une demi-heure après, le Tamaulipas n’était plus qu’une corne noire s’amoindrissant à l’horizon sur le ciel blême du crépuscule.[...]
Victor Hugo - Les Travailleurs de la mer Tome I (1891)
http://fr.wikisource.org/wiki/Page:Hugo_-_Les_Travailleurs_de_la_mer_Tome_I_%281891%29.djvu/313
5 comentarii :
Banuiesc ca te-ai gandit la negocierile lui Boc si BNS.
Eu abia astept sa se prezinte raportul in CNAS privind ceea ce s-a intamplat vineri si sa inchida cele doua televiziuni pentru incitare la violenta si subminarea autoritatii statului
Asa ar fi normal
Nuuu, aici este vorba despre negocieri între un tâlhar rudimentar (Rantaine) şi un escroc care îşi planifică mutările meticulos (sieur Clubin), pozând în om integru.
Textul este de referinţă.
"sieur" este un fel de "sir" în dialectul Insulelor Anglo-Normande (Guernesey, Serk, etc).
probabil de la Monsieur
:)
Da, acolo vorbesc şi franceza şi engleza (insulele sunt aproape de ţărmul francez, dar aparţin Marii Britanii). Au fost singurul teritoriu ocupat de germani în Marea britanie în WW2 (nu le puteau apăra, fiind prea departe de UK).
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